Décidément, 1927 est une année riche pour le cinéma. Dans tous les pays, on assiste à la sortie de films magnifiques, de genres fort différents.
C’est le cas de cette Symphonie qui voit une journée – ordinaire ? – dans la capitale allemande.
Le film ce décompose en cinq parties, interrompues par un intertitre, présentant les différentes parties de la journée.
Tout commence par l’eau d’une rivière (Spree ou Havel ?) qui ondule doucement, rapidement remplacée par des lignes horizontales et en mouvement constant, s’effaçant progressivement pour laisser la place à un train qui arrive à Berlin.
Les premières images que nous avons de cette grande ville nous exposent un Berlin vide, désertée, où rien ne se passe, à part un morceau de papier qui volète sur le sol.
Mais rapidement, les habitants apparaissent, de plus en plus nombreux, et les machines se mettent en marche, anticipant sur la seconde partie qui voit les gens aller travailler.
Viennent ensuite les différents corps de métiers qui voient leurs salariés arriver, ainsi que les différents éléments des écoles, les professeurs bien sûr, mais surtout les enfants qui ne vont pas à la même vitesse que leurs aînés qui vont travailler.
Puis c’est la pause déjeuner, la reprise et enfin les activités post travail qui nous emmènent au bout de la nuit, avant que tout recommence le lendemain.
Nous sommes deux ans avant L’Homme à la caméra, et e qui frappe le plus dans ce film, c’est le mouvement. Le scénario de Ruttmann et Karl Freund (1) ne laisse que très peu de place à l’immobilité. De plus, le montage rapide et dynamique acccentue la frénésie de cette grande ville. Si la mise en train peut paraître lente voire poussive, une fois que la machine est lancée, elle ne va plus s’arrêter. Ce sont de plus en plus de véhicules et de gens qui se déplacent, amenant de nouvelles lignes horizontales et verticales.
C’est sans cesse une alternance de lignes horizontales et verticales la plupart du temps amenées par les différentes modes de locomotion à disposition : train, tram, voitures, vélos…
Parfois Ruttmann mixe des deux, grâce à l’architecture urbaine ou la présence des humains : la rue devient le lieu du croisement entre les lignes horizontales des trajectoires des voitures alors que s’y mélangent les silhouettes verticales des différents piétons qui traversent, donnant une autre verticalité à ces images.
A propos de la frénésie qui gagne progressivement le film, la période de travail après midi atteint un paroxysme dans la vitesse et l’intensité de l’activité. Et l’addition d’images extérieures – deux chiens qui se battent ou la caméra posée à l’avant d’un wagonnet de montagnes russes quand il prend de la vitesse – donne presque le vertige au spectateur qui se sent alors brinqueballé dans un tourbillon de plus en plus rapide.
Heureusement, la fin d’après-midi laisse la place aux activités de loisirs de ces différents travailleurs (adultes comme enfants). C’est une pause salutaire pour le spectateur, mais elle est de courte durée parce que les différents sports montrés tournent bien vite à la compétition et on retrouve le rythme soutenu des séquences précédentes.
Mais alors que le soir s’installe, et qu’on aurait pensé voir les gens rentrer tranquillement chez eux, c’est la vie nocturne qui se met en place, où si les déplacements sont moins visibles, il n’en demeure pas que le rythme va encore une fois en s’accélérant, la pénombre étant rapidement chassée au profit des enseignes des différents lieux de vie nocturne : au cinéma on lit Tom Mix, mais on voit les pieds du vagabond de Chaplin ; les différents réclames et enseignes, nouvelles lignes lumineuses cette fois, se mélangent les unes avec les autres zébrant la nuit de leurs lumières plus ou moins clignotantes ; les différentes revues nous proposent des alignement de danseuses lançant en l’air leurs jambes (2), jusqu’au tombé définitif du rideau marquant le début de la fin de la journée.
Ces attractions sont, bien entendu, fréquentées par les gens aisés de la ville : pendant ce temps, les moins riches s’entassent dans les différents cafés, s’amusant, riant et buvant de la bière.
C’est une succession d’images absolument magnifiques : il faut dire que la présence de Karl Freund est pour beaucoup dans les cadrages, même s’il n’est pas crédité en tant que chef-opérateur comme la plupart du temps.
De plus, à différents moments du film, Ruttmann insère des plans qui se démarquent de l’ambiance générale de frénésie et d’insouciance, ramenant régulièrement le spectateur à la réalité froide et tragique : c’est un corbillard qui évolue doucement parmi les voitures qui transportent rapidement les uns et les autres. C’est aussi cette mère avec ses deux enfants, assise sur des marches, le regard triste ; c’est aussi cette vendeuse à la sauvette qui glane quelques pfennigs en vendant quelque camelote ; et puis aussi cette jeune femme par-dessus le parapet d’un pont et qui après avoir fixé les eaux tumultueuses va se jeter et disparaître dans le courant.
Avec ce film, Ruttmann est le témoin de son époque, tout comme le sera Vertov deux ans plus tard. Mais alors que Vertov filme avec des arrière-pensées politiques, Ruttmann ne veut rien démontrer. De plus, il est le témoin qui ne prend pas non plus part aux images qu’il montre.
D’une manière générale, la démarche de Ruttmann et Freund est beaucoup plus artistique : la symphonie du titre est d’ailleurs d’une grande pertinence, classant le film dans une œuvre d’art alliant images et musique par leur point commun, le rythme.
Et il est bien dommage qu’on encense autant Vertov et qu’on ait tendance à oublier ce film.
La participation de Ruttmann dans le régime nazi qui se met en place quelques années plus tard peut l’expliquer, mais ce serait alors pénaliser Freund voire Mayer qui n’ont pas suivi le même chemin.
Berlin est un film qu’il est urgent de faire (re)découvrir.
- Sur une idée de l’immense Carl Mayer, excusez du peu…
- Est-il besoin de préciser que ce sont de nouvelles lignes qui nous sont alors proposée ?