Le visage d’un jeune Chinois qui se consume d’amour.
Le visage d’un boxeur très en colère.
Le visage d’une jeune fille effrayée.
Trois gros plans qui résument le film.
Un trio inoubliable.
Londres, Limehouse, début du XXème siècle.
Le Chinois, c’est Cheng Huan (Richard Barthelmess qui vient de rejoindre David Wark Griffith), mais on l’appelle « l’Homme jaune », ou encore « le Chinetoque ». C’est un immigrant qui s’est installé à Londres, dans Limehouse, près des docks. Il a perdu ses illusions. Il fume de l’opium.
Le boxeur, c’est « Battling » Burrows (Donald Crisp). C’est un terrible combattant. Mais c’est surtout un jouisseur : dans sa vie, il y a les femmes et l’alcool, au grand dam de son manager. Mais dans sa vie, il y a aussi une fille, qu’on a déposée chez lui. Alors de temps en temps (perdu), il essaie de se comporter comme un père. Un père fouettard.
La jeune fille, c’est Lucy (Lillian Gish), la fille de Battling Burrows. C’est ce qu’on appelle une frêle jeune fille. D’autant plus frêle que son père s’en sert de punching-ball.
Et puis le Chinois rencontre la jeune fille. Il en tombe amoureux. Eperdument. Pendant ce temps, Battling Burrows gagne des combats, et frappe sa fille. Un soir, meurtrie, elle entre chez le Chinois qui lui montre, pour la première fois de sa vie, de la gentillesse.
Mais Battling Burrows ne l’entend pas de cette oreille (ni de l’autre d’ailleurs, elle est très abîmée !).
Comme souvent chez Griffith, il y a une volonté édifiante : ici, c’est condamner ce père alcoolique et violent au profit de cet Homme jaune, dans un contexte de dénigrement (parfois même plus) des populations extrême-orientales. Cette opposition était d’ailleurs la seule possibilité d’acquérir les suffrages du public envers son héros. Et ça marche : on ne peut que condamner Burrows pour sa conduite et célébrer Cheng pour sa grandeur. Mais malgré tout, cet amour est voué à l’échec. Il ne peut y avoir d’amour heureux entre les deux jeunes protagonistes. Tout d’abord, le public n’est pas prêt à une union mixte. Ensuite, l’attitude de Lucy par rapport à Cheng est sans équivoque. Elle l’appelle « son petit Chinetoque » (« Chinky »), et quand il s’approche d’elle, avec – intérieurement – une envie irrépressible de l’embrasser, elle prend peur, et prépare son bras pour l’interposer. Quoi qu’il arrive, Cheng n’aura pas la jeune fille.
Tout de même, quelle histoire malheureuse. Nous, spectateurs du XXIème siècle, accepterions facilement une telle union. Mais en 1919, pour l’opinion publique, il n’était pas question que Lillian Gish embrasse un Jaune. Même si c’est Richard Barthelmess.
Il y a aussi, chez Griffith un gros problème par rapport au racisme. En effet, après le terrible Naissance d’une Nation, qu’il a voulu atténuer en tournant Intolérance, on ne doute pas beaucoup du racisme de ce maître. Et les étrangers dans ce film sont bizarrement représentés :
- La Chine du début est on ne peut plus traditionnelle, avec ses temples bouddhistes, ses vieux sages à la barbe et aux ongles longs et ses tenues d’apparat de tous les jours ;
- Les deux Chinois importants sont joués par des Américains de type caucasien : Richard Barthelmess et Edward Peil Sr. (Evil Eye). Si Cheng a véritablement une allure orientale, on ne peut pas en dire autant de Evil Eye. C’est encore un Caucasien.
- La fumerie d’opium que fréquente Cheng est international : on y trouve un Indien coiffé d’un turban et un homme noir qui ne peut absolument pas venir d’Afrique.
Bref, des stéréotypes pas toujours très heureux…
Mais Broken Blossoms, c’est un trio d’acteurs phénoménaux.
Donald Crisp est terrible en champion de la violence. Il y a dans son regard une fureur incroyable qui tranche avec les autres rôles qu’il a pu interpréter.
Richard Barthelmess est convaincant dans ce rôle. Certes, ce n’est pas Lon Chaney dans Shadows, mais tout de même, c’est une belle performance. Il y a dans le jeu de Barthelmess tout l’amour de son personnage, obligé de s’en tenir à un amour platonique, baisant la robe de la jeune fille, faute de mieux.
Lillian Gish, enfin. Merveilleuse : merveilleusement belle, merveilleusement juste. Elle apporte à Lucy son côté femme-enfant habituel mais dans un rôle autrement plus tragique que ce qu’on a l’habitude de voir chez Griffith. Il y a une énergie dans son jeu qui nous remue tous. Elle est une Lucy inoubliable : son sourire forcé est l’une des images les plus fortes du film.
Et puis de toute façon, je suis toujours amoureux d’elle, alors…