Ils sont jeunes, debout, le regard fixe, concentrés, sérieux. Et la caméra passe devant eux tandis qu’ils demeurent impassibles. Ils ? Ces « chiens perdus sans collier » dont parle le titre. Qui sont-ils ? Des enfants perdus, de ces délinquants juvéniles qui font régulièrement l’actualité et que l’opinion découvre à chaque fois, nous rebattant les oreilles avec la sempiternelle formule : « c’était mieux avant. »
Mais 1955, quand sort le film, c’est avant, pour nous spectateurs du XXIème siècle. Et ce qu’on peut dire de cet avant, c’est qu’il n’a rien à nous envier en ce qui concerne la délinquance juvénile.
Mais reprenons.
Sur un mur du Palais de Justice de Paris est inscrit à la craie « juge des enfants » : c’est là qu’on emmène tous ces petits délinquants, qui échappent momentanément à la justice des adultes, même si ce sont ces derniers qui l’exécutent. C’est le cas de Francis Lanoux (Serge Lecointe) qu’on a trouvé à faire les poches des joueurs de foot dans leur vestiaire, de Gérald Lecarnoy (Jacques Moulières) qui s’enfuit de chaque placement pour retrouver sa mère (Dora Doll) en bord de Seine, et c’est aussi le cas d’Alain Robert qui a incendiée la grange de la ferme où il avait été placé.
Mais si la Justice s’est mise en travers de leur chemin, elle a mis Julien Lamy (Jean Gabin) pour s’occuper d’eux, le « juge des enfants ».
Nous sommes donc dans cette France d’après-guerre et si la reconstruction a bien avancé, la situation n’est tout de même pas des plus glorieuses. En effet, ces enfants perdus ne viennent pas des grandes familles, ni des quartiers huppés : la visite de Francis dans la maison de ses grands-parents nous montre une banlieue parisienne peu urbanisée où plutôt que les immeubles et grands ensembles que nous connaissons, ce sont des taudis qui ont fleuri à cet endroit.
De la même façon, le milieu du petit Gérald n’est pas spécialement plus reluisant. Si la maison en est une véritable, c’est du côté de sa mère qu’il faut voir l’aspect sordide de l’affaire : elle est l’enjeu d’une partie de belote acharnée entre deux hommes, le vainqueur – Joseph (Robert Dalban), un acrobate – aura le privilège de coucher (et plus si affinité) avec la belle.
Quant à Alain Robert, orphelin, il recherche inlassablement ses parents qui l’ont abandonné (ou sont morts pendant la Guerre peut-être), s’accrochant à l’adresse manuscrite portée sur les journaux qu’il reçoit.
Si le film est édifiant, il n’en demeure pas pour autant une leçon de morale pour les spectateurs. A aucun moment il n’est fait quelque recommandation plus ou moins éducative ou incitative auprès de ces derniers. Delannoy montre une réalité, se contentant de remercier les autorités de l’Etat pour leur aide dans le développement de ce projet cinématographique.
Ces trois gamins ne sont pas non plus représentatifs de leur génération, même si nous ne voyons à aucun moment des enfants « normaux » (1). On suit avec intérêt leurs parcours, leurs joies fugaces et leurs galères certaines. On se réjouit de la relation qui se noue entre Francis et Alain, mais on sait que de toute façon elle ne durera pas, leur destin ne leur permettant pas des amitiés longues et surtout durables.
De la même façon, on n’entend à aucun moment une critique ouverte de ces enfants : les adultes étrangers à leur vie qu’on rencontre dans les différents endroits (autobus, rue…) n’émettent aucun jugement (facile) quant à leur vie. Quand Francis et sa « femme » Sylvette (Anne Doat) parlent dans le bus, les adultes autour jettent à l’occasion un œil sur eux, mais se gardent bien de parler ni de lancer un regard réprobateur.
Et c’est en cela que le film de Delannoy vaut d’être vu : il dresse un portrait réaliste d’une petite partie de la délinquance juvénile, sans porter de jugement, mais avec tout de même un léger espoir d’amélioration pour ces enfants perdus, encore un peu protégés du monde terrible des adultes.
Et avoir confié le rôle du juge Lamy à Gabin fut un choix judicieux : Gabin est dans une autre phase de sa carrière : il a passé la cinquantaine et ne peut décidément plus jouer les jeunes premiers (surtout avec ses cheveux blancs). Il est un juge tout à fait acceptable, crédible et surtout son jeu n’est pas encore parasité par certaines de ses petites manies qui vont s’amplifier : il ne fait pas du Gabin.
Il faut croire que le monde est en train de s’ouvrir à la jeunesse et à la criminalité qu’elle peut engendrer : l’année précédente, en Grande Bretagne, William Golding a fait paraître Sa Majesté des mouches, et aux Etats-Unis, une dizaine de jours avant la sortie nationale de ce film, sort Rebel without a cause.
Mais tout ceci est une autre histoire.
(1) Entendez : qui ne sont pas délinquants.