Que de beau monde !
L’auteur : Dostoïevski. On pourrait faire pire.
Le réalisateur : Pierre Chenal, réalisateur éclairé des années 1930 (L’Homme de nulle part, la Maison du Maltais…).
Le dialoguiste : Marcel Aymé, qui retrouve Chenal après La Rue sans nom.
Le compositeur : Arthur Honneger (excusez du peu).
La distribution : Pierre Blanchar (Raskolnikov) et Harry Baur (Porphyre) en tête.
Bref, tout pour faire un film de qualité. Et c’est le cas. Il s’agit d’une adaptation honnête du chef-d’œuvre de Fiodor Mikhaïlovitch. Entre une mise en scène sobre mais efficace, une musique soutenant l’action et des dialogues ciselés (comme toujours dans ces cas-là), les acteurs sont à la fête.
Et le duo Blanchar-Baur est phénoménal. Entre un Raskolnikov aussi tourmenté que dans le roman – le regard de Blanchar, extraordinaire, est à lui seul à la fois de folie et de conscience. Quant au jeu subtil de Baur, on est loin des rôles parfois un tantinet outré qu’on lui a connu dans cette décennie.
Il y a un jeu d’équilibre, voire d’équilibriste entre ces deux acteurs. D’un côté le délirant conscient, de l’autre le sournois calculateur. Chacun campant sur ses positions, essayant de (con)vaincre l’autre, à coup d’arguties, sûr de sa position et prêt à déstabiliser l’autre (surtout Baur).
Chaque rencontre est prétexte à une joute verbale et par là même démonstration du talent des deux acteurs. Un régal à chaque fois.
Bien entendu, force reste à la Loi, et le matois Porphyre Pétrovitch est le plus fort.
Mais cette victoire n’est due qu’à l’intervention du Destin : la rencontre entre Raskolnikov et Sonia (la belle Madeleine Ozeray). Cet homme sans foi ni loi se retourne. Il ne le sait pas encore : il est amoureux. Et c’est cet amour qui va causer sa perte, à moins que cette perte soit le juste châtiment qui lui faisait défaut pour se révéler. Mais là, je sors du film…
Blanchar, on l’a vu, rend très plausible un personnage comme Raskolnikov. Mais c’est la façon de montrer sa prétendue folie qui rend ce personnage attirant et juste : pas une seule fois la caméra ne flanche, prenant la place de son esprit tortueux et torturé, ce qui aurait été facile. Au contraire – il ne faut jamais oublier la conscience aiguë du personnage – à aucun moment, il ne perd de vue son acte et ses conséquences*. Au contraire, même dans ses délires les plus forts, il continue d’assumer son geste.
Quant à Baur, il a l’assurance d’avoir raison et en joue. Il sait qu’il arrêtera Raskolnikov en fin de compte. Mais sa raison d’être réside dans la façon d’y arriver. Il y a du Hercule Poirot dans cet homme-là : il sait, et va tout faire pour le démontrer. Et comme Poirot, il prend son temps, semble s’éloigner du sujet. Mais c’est pour mieux y revenir d’où la déclaration naturel qu’il lance à la figure de Raskolnikov (tiré directement du livre) : « Comment qui a tué ?, mais c’est vous. »
Parmi la distribution, notons la présence d’Alexandre Rignault, dans le rôle de Razoumikhine, l’ami fidèle, tout en truculence ; de Sylvie, la malheureuse Catherine Ivanovna ; et de Marcelle Géniat, qui sera l’année suivante la Grand-mère de La belle Equipe.
Et puis dans un petit rôle, Paulette Elambert (Polia, la sœur de Sonia), 95 ans en novembre prochain…
* Le très attendu châtiment, qui ne dure même pas une minute du film. Comme dans le livre, c’est le crime le plus important !