21 juin 1914.
C’est la nuit la plus courte, celle de la saint Jean. Toute la Provence est là pour célébrer le solstice d’été.
Mais ces réjouissances vont être de courte durée puisqu’un mois après, la mobilisation générale va être proclamée. La France et d’une manière plus générale L’Europe vont totalement changer de visage.
C’est étonnamment un enfant qui va annoncer cette guerre, répétant ingénument ce qu’il a entendu, ne pouvant toutefois pas préciser de quoi il s’agit à ses camarades.
Et parmi les hommes envoyés au front : François Laurin (Séverin-Mars). Or Edith (Maryse Dauvray), la femme de Laurin, est courtisée par Jean Diaz (Romuald Joubé), un poète qui ne sera appelé que plus tard.
Quand Jean arrive enfin au front, il a sous ses ordres François.
Malgré l’antagonisme qui divise les deux hommes, la solidarité des tranchées va les rapprocher.
Alors qu' Abel Gance avait voulu faire un film dénonçant ce conflit qui n’en finissait pas, l’Armistice du 11 novembre 1918 sembla le rendre obsolète. Mais ce serait le méconnaître que de penser cela. Si la guerre s’est arrêtée et la paix signée, les ravages qu’elle fit dans les corps et dans les têtes étaient toujours présents. Car Gance traite son sujet de manière très réaliste, rendant son intrigue plus que plausible, servi par deux acteurs formidables, Séverin-Mars en tête.
Avoir déplacé cette histoire d’infidélité plus ou moins consommée rappelle que si nous considérons les soldats de 14-18 comme des héros, il faut absolument oublier qu’ils étaient avant tout des hommes comme les autres, un peu plus chanceux parce qu’ils en sont revenus.
De plus, Gance utilise tous les moyens techniques mis à sa disposition, donnant vie à la caméra qui va se déplacer au plus près de l’action. Ce sont des travellings ou des panoramas qui se succèdent, et une utilisation répétée des fondus enchaînés, ainsi que des surimpressions, le tout monté superbement par Andrée Danis et Gance lui-même, ajoutant une dimension surréelle quand les morts prennent la place de leurs croix pour ensuite se lever.
Ce sont alors des gueules cassées qui se rendent chez les vivants pour savoir si leurs morts furent utiles (1).
Vient alors lune série d’accusations qu’on ne retrouve pas beaucoup dans les films sur cette guerre : les profiteurs et les jouisseurs sont fustigés, mais malgré tout, il semble que leur sacrifice ne fut pas vain.
Il y a dans ce film un ton qu’on ne retrouvera pas souvent, et pour cause : la guerre est montrée en partie à chaud, le tournage ayant débuté avant la fin du conflit. C’est aussi cette proximité temporelle qui donne une émotion supplémentaire. Pas étonnant alors que ce film eut un beau succès : non seulement il donne une idée réaliste de la guerre, mais en plus les techniques cinématographiques maîtrisées par Gance et ses opérateurs (Marc Bujard, Léonce-Henri Burel & Maurice Forster) dont un partage de l’écran horizontalement amenant une analogie entre les morts qui se sont relevés et les vivants qui défilent sur les Champs Elysées.
Nous n’en sommes pas encore au damier de Napoléon (scène dans le dortoir), mais nous en approchons.
Je voudrai revenir sur l’histoire d’amour à trois qui nous est racontée : cette histoire sera balayée par la guerre, hélas, mais elle met en scène ces trois protagonistes où les deux hommes sont amoureux de la même femme : l’épouse de François.
Si Jean aime Edith, c’est plus un amour platonique qu’autre chose – nous sommes en 1919 quand le film sort, ne l’oubliez pas – alors que celui de François pour Edith est physique : François est une brute sanguinaire, ses parties de chasse le prouvent. Et son aspect brutal déborde parfois dans son quotidien, Edith en faisant les frais (2).
Et malgré toutes ses pulsions, François aime sincèrement Edith.
La guerre en rapprochant malgré eux Jean et François va ouvrir les yeux du premier sur l’amour conjugal du second.
Et cet amour assumé par l’un et l’autre pour la même femme accentue l’émotion et rend la scène de la mort de François encore plus bouleversante.
Quant à Jean, rendu fou par cette guerre dont il est revenu le cerveau complètement chamboulé, il ne pouvait avoir une autre issue. De très nombreux soldats comme lui sont revenus traumatisés et transformés, à la limite de la folie quand ce n’était pas complètement fous : nombre d’entre eux ont refait leur vie, abandonnant femmes et enfants, incapables de recommencer à vivre comme avant.
J’accuse est le premier des trois grands films de Gance, avant La Roue, et surtout avant son Napoléon, point d’orgue culminant de son œuvre.
PS : obligé d’aimer Edith de loin, du fait de la jalousie (justifiée) de François, Jean pratique le violoncelle, seul instrument qui ait une âme, et surtout dont la forme rappelle celle d’une femme (3).
- Bien entendu, au lendemain très immédiat de la guerre, Gance ne pouvait décemment pas annoncer que la mort des soldats était inutile (pléonasme), même si ce fut le cas. Mais malgré tout, les images qui défilent sous nos yeux n’ont aucune équivoque : à bas la guerre !
- L’une de ces scènes nous permet de voir Edith violentée par son mari, cachant tant bien que mal sa nudité. Et comme nous sommes chez Gance, son haut tombe, dévoilant ainsi son sein.
- Cf. Man Ray : Le Violon d’Ingres (1924)