Carl Denham (Robert Armstrong) est un omnicinéaste. Il inonde le marché de ses films documentaires. Mais ce n'est pas pour autant Robert Flaherty. Pour Denham, il faut faire du documentaire vivant, il faut de l'action. C'est pourquoi, pour sa dernière production qu'il va tourner à l'autre bout du monde, il a besoin d'une jeune femme. Sauf que.
Sauf qu'il est connu comme le loup blanc et que ces demoiselles ont pris l'habitude de se méfier des tournages estampillés Denham. Le voilà donc à quelques heures du grand départ sans premier rôle féminin. Qu'importe. La rue est pleine de jeunes femmes - c'est New York ! - et puisque la crise est passée par là, il sera plus facile e trouver une jeune femme pas trop regardante... Parce que Denham est un pragmatique. Voire un cynique, mais ça, c'est moi qui le dis.
Et ça tombe bien : une jeune femme se fait prendre la main dans le sac au moment où Denham rencontre un ami primeur. Pour éviter la prison à cette jeune femme désespérée, il l'emmène se restaurer. Elle se nomme Ann Darrow, et elle ressemble tellement à Fay Wray que ce n'est pas possible de ne pas l'engager. La jeune femme est prête à tout pour s'échapper de son quotidien peu reluisant. Alors un tel engagement - en tout bien tout honneur, bien entendu - est véritablement l'occasion qu'elle n'osait espérer.
Denham a son actrice, le bateau peut partir... Pour six semaines de voyage !
Sa destination : l'île de Kong !
Kong, c'est une légende des mers du sud. Un dieu, un monstre ou un esprit, ou que sais-je encore. Un mystère que le grand Denham veut percer.
Non seulement il va le percer, mais en plus, il a l'intention de l'exploiter. C'est un pragmatique, vous disais-je.
Un an après Les Chasses du Comte Zaroff, Cooper et Schoedsack reviennent avec un nouveau film d'aventure exotique mâtiné de suspense. Mais cette fois, ils passent dans la catégorie supérieure. King Kong est à tout point de vue extraordinaire.
Les spectateurs qui ont eu le privilège de le voir à sa sortie (ils sont de moins en moins nombreux...) ont peut-être ressenti qu'il se passait quelque chose. Car pour la dernière fois, le cinéma a innové. La dernière fois, c'était quand la Warner Bros a montré qu'on pouvait faire des films parlant. C'était fin 1927. Depuis, la technique a évolué et de grands films sont sortis grâce à ce procédé. Mais jamais un film comme King Kong. Avec ce film, Cooper et Schoedsack ,donnent leur lettres de noblesse aux effets spéciaux.
Non, ils n'ont pas inventé les effets spéciaux. Méliès avait déjà bien débroussaillé le terrain. Mais avec King Kong, la surimpression devient un art.
Alors que Fritz Lang (et d'autres, bien entendu) l'utilisait beaucoup dans ses séquences de rêves ou de réflexion, ici, elle prend pied dans la réalité (du film). On passe avec beaucoup de brio et surtout grâce à un montage très précis d'une scène d'animation (Kong ne mesurait que 18 pouces, soit un tout petit peu plus que 45 centimètres !) où Ann Darrow se débat dans la patte du « géant », à Fay Wray, à l'endroit exact où Ann a été déposée, et qui continue de remuer.
King Kong, c'est aussi - comme Les Chasses du Comte Zaroff - un film d'atmosphère. Quand le bateau approche de l'île, bien entendu, le brouillard est tombé. Le brouillard réapparaît dans les marais. Ces mêmes marais qui avaient vu Bob Reinsford échapper à Zaroff dans le film précédent. Parce qu'en plus de sa parenté atmosphérique, les décors ont été recyclés. On reconnaît certains endroits (le tronc d'arbre géant qui enjambe le ravin, par exemple). Il existe aussi une parenté dans la tension. Plus que dans Les Chasses, le milieu naturel est inquiétant, voire hostile. On découvre plusieurs dinosaures échappés du Monde perdu de Hoyt (1925), mais avec un souci de réalisme impressionnant.
Et puis il y a Kong. D'où vient-il ? Comment est-il arrivé ? S'il vit dans un monde où il côtoie et domine les dinosaures, tout est possible. Quoi qu'il en soit, il y a une pointe d'humanité chez ce gorille terrifiant. Et, bien entendu, c'est la femme qui permet cette révélation. Kong est d'ailleurs cité au générique, comme n'importe quel autre acteur !
Kong avait l'habitude d'être « marié » à des indigènes brunes (une espèce de croisement des Polynésiens des Africains, on ne fait pas plus exotique !), lui proposer une jeune femme blonde (et en plus, c'est Fay Wray !) titille sa curiosité et développe sons sens esthétique.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, Kong tombe amoureux de la jeune femme. Oui, cet amour est impossible. Et alors ? On est au cinéma, alors on peut rêver.
Kong s'empare de la femme et l'emmène dans son repère - sa garçonnière ? - en terrassant un tyrannosaure au passage. Et que fait-il dans sa garçonnière ? Il déshabille Ann, reniflant au passage les lambeaux de ses vêtements (puisque je vous dis qu'il a un côté humain !). Heureusement - pour la morale - il est dérangé et on reste dans un registre correct. Pourtant, lors de la première scène tournée par Denham sur le bateau, on avait pu apprécier les formes de Fay Wray dans une robe peu épaisse, qui ne faisait pas que suggérer ses formes...
La dernière partie du film se situe à New York. et là, c'est le déchaînement.
Déchaînement d'effet pour Denham qui présente sa créature au public, déchaînement de la foule dans une scène de panique d'anthologie. Rien ne nous est épargné : la foule qui sort précipitamment du théâtre, Kong attrapant ses victimes et les portant à sa bouche, l'accident de métro avec ses passagers bousculés, entassés, voire tombant du véhicule.
Du grand spectacle !
Reste le final : quel coup de publicité pour ce nouveau gratte-ciel : l'Empire State Building !
Après ce film, tout le monde aura envie de grimper là-haut, pour voir où est mort Kong !
Mais ceci est une autre histoire.
Dernier élément, et non des moindres qui fait de ce film un chef-d'œuvre : la musique de Max Steiner.
Rarement (surtout en 1933), une musique aura été au service d'un film. a moins que ce soit le film au service de la musique. Steiner - en plus de souligner magnifiquement l'atmosphère du film, sa couleur et son rythme - a écrit selon l'action. Le déplacement du chef indigène vers les intrus est des plus significatifs. Mais surtout, quand Kong arrive tout en haut du building, que les avions entrent dans la danse (c'est un ballet aérien), la musique s'efface pour laisser la place aux moteurs, aux mitrailleuses, sans véritable rupture. Comme si cette absence de musique était aussi de Steiner !
Terminons avec Denham. Il y a chez lui une grande part d'hypocrisie. Sa dernière sortie « c'est la Belle qui a tué la Bête » lui évite d'assumer sa propre responsabilité. Car en fin de compte, c'est bel et bien Denham qui a tué le géant. C'est quand même lui qui l'a cherché et une fois trouvé, a voulu le ramener au pays, afin de s'enrichir. Non ?