Saint-Pétersbourg, 1894.
Piotr Ilitch Tchaïkovski (Odin Lund Biron) est mort, terrassé par le choléra (1). Son épouse, Antonina Milioukova (Aliona Mikhaïlova), se précipite auprès du corps, munie d’une couronne achetée pour l’occasion. Elle pénètre dans la chambre ardente et là miracle : Piotr Ilitch se relève et l’invective, affirmant qu’il ne l’a jamais aimée !
Mais revenons au début.
1872. Antonina Milioukova fait la connaissance du jeune Tchaïkovski (32 ans). Subjuguée, elle tombe amoureuse folle de cet homme brillant et va tout faire pour le conquérir et l’amener à l’épouser.
1877. Piotr Ilitch épouse Antonina Milioukova, de guerre lasse (?). S’ensuivent quelques jours de bonheur… Pour elle. Pour lui, c’est un calvaire : il est homosexuel. Et il n’y a qu’elle qui ne s’en est pas rendue compte.
NB : ce qui va suivre révèle la résolution de l’intrigue. Lisez à vos risques et périls…
Ce n’est pas la première fois qu’ Antonina Milioukova est interprétée à l’écran. La première fois, c’était dans le film de Ken Russell : La Symphonie pathétique (1971). Mais le ton ici est très différent : il s’agit avant tout de la femme du compositeur dont il est question. Piotr Ilitch n’est qu’un second rôle dans cette intrigue terrible : « une liaison malheureuse, tragique, quelque chose d'espagnol, même de russe. » (Michel Audiard in Les Tontons flingueurs)
Mais surtout, une liaison fantasmagorique, née de (dans ?) l’imagination d’une jeune femme un tantinet perdue, incapable de voir pourquoi elle a réalisé son rêve : si Tchaïkovski l’a épousée, c’est avant tout pour se protéger, l’homosexualité étant alors (déjà ?) fortement proscrite en Russie.
Fantasmagorique ? Bien sûr, (presque) tout le film est une fantasmagorie issue de l’esprit d’une femme malade. J’en veux pour preuve la première séquence du film qui se situe en 1894 : malgré le décalage entre les calendriers julien (en Russie) et grégorien (chez nous), Tchaïkovski est mort en 1893 !
Mais si cette folie est présentée dès le début, le spectateur n’a pas le temps de s’en rendre compte tout de suite, ce qui permet au réalisateur de dérouler tranquillement lez fil de cette histoire singulière, où tout le monde, au final est malheureux (voir citation plus haut).
Et d’une manière générale, Serebrennikov procède par touches successives pour raconter le destin hors du commun de cette femme déséquilibrée : mariée au plus grand compositeur russe (de l’époque ? de tous les temps ?).
Après cette première séquence fantasmée, la raison commence par s’installer et on suit avec curiosité la liaison qui s’instaure entre ces deux personnes que rien ne rassemble, si ce n’est une connaissance commune. Un peu au fait de la vie de Tchaïkovski, on peut se désoler de voir l’espoir qu’entretient Antonina Milioukova dans cet homme de génie. Et le réalisateur compte sur l’information du spectateur pour présenter les différentes rencontres entre les deux êtres : nous sommes, d’une certaine manière complices et voyons avec quelque regret cette femme s’enfermer dans une chimère et ressentons facilement les différentes hésitations, sinon les malaises du compositeur face à cette femme amoureuse.
Et cela avec en point d’orgue le mariage, véritable révélateur de l’état d’esprit de Piotr Ilitch : le cierge qu’il tient à la main s’éteint, son alliance trop étroite qui résiste à passer la phalange pour s’installer à son doigt, et celle de Antonina Milioukova qui est bien trop lâche (2), deux voitures distinctes (qui sont d’ailleurs orientées en deux directions opposées) pour les emmener au repas. Quant au repas de noces, comme le dit Liza Milioukova (Ekaterina Ermichina), la sœur de la mariée : on aurait dit un enterrement. Il faut dire que pour le compositeur, c’est sont de véritables, celles de son homosexualité. Enfin pas tout à fait. Mais pendant très peu de jours, il va, sans l’encourager spécialement (3), la conforter dans son bonheur. Au grand étonnement de ses amis (amants ?). Et ce qu’on pourrait considérer comme la « nuit de noces » tournera court, marquant définitivement la rupture entre Tchaïkovski et sa femme. A partir de là, il va fuir et ne la reverra jamais.
Et Serebrennikov développe la folie naissante de cette femme, par petites touches, accentuant progressivement ces débordements jusqu’à un autre point d’orgue : l’incendie du bâtiment où elle vit. Cet incendie se déclare alors qu’elle rêve. Elle rêve bien sûr de celui qu’elle aime et des enfants qu’elle n’a pas eus avec lui. Dans ce rêve il est fait référence à sa chemise de concert, qu’elle a ensorcelée pour qu’il lui revienne (c’est le cas dans son rêve), parlant même d’un pacte avec le diable. Pas étonnant alors que ce même diable se retourne contre elle et la dépouille de tout ce qu’elle avait, jusqu’à son alliance, dernier vestige physique de son amour.
Cette réalisation par touches successives baigne le film du début à la fin, replaçant cette liaison dans son contexte historique : là encore, ce sont des touches successives qui dépeignent la société russe de la seconde moitié du XIXème siècle : la condition féminine n’était pas très prisée, ce qui s’exprime dans les différentes prières qu’Antonina Milioukova effectue hors de l’église quel que soit le temps. On retrouve une grande différence entre l’aristocratie qui baigne dans l’opulence et s’exprime même en français, signe d’éducation, alors que les miséreux sont plus crasseux les uns que les autres. Et si la folie a gagné rapidement Antonina Milioukova, sa diatribe contre les Juifs n’est que le reflet de l’opinion publique d’alors : n’oublions pas que « pogrom » est avant tout un mot russe.
Ces touches successives s’expriment aussi par les différentes oppositions qui émaillent le film : l’ombre et la lumière, bien sûr, on ne peut pas y échapper (et en plus cela est très bien rendu) ; mais aussi et plus manifestement l’opposition entre le milieu masculin dans lequel s’épanouit le compositeur par rapport à la maisonnée de Sacha (Varvara Chmykova), la sœur de Piotr Ilitch, qui est composée presque exclusivement de femmes ; le temps réel et ressenti enfin, celui que vit Antonina Milioukova et qui se distord progressivement et irrémédiablement.
Je terminerai par souligner le jeu phénoménal d’Aliona Mikhaïlova qui interprète une Antonina Milioukova fantastique (au premier sens du terme) et donc fantasque, femme malheureuse par excellence, mais qui laisser toutefois planer une légère ambiguïté : cette femme a tout de même le mauvais rôle…
- Officiellement : certains pensent qu’il s’est suicidé.
- Voir plus bas.
- On notera aussi la distance qui prédomine dans les différentes « confrontations » des deux personnages.