Depuis le temps que je vous parle cinéma dans ces pages, il fallait bien qu’un jour j’aborde Eisenstein, très certainement le plus grand réalisateur russe – soviétique, ça ne fait aucun doute – et autant commencer par son premier long métrage : La Grève.
Bien sûr, il s’agit d’ »un film de propagande, dédié au régime alors en place tourné après la mort de Lénine, pendant la NEP, avant la prise totale du pouvoir par Staline.
Et autant le dire tout de suite, il y a une maîtrise extraordinaire du cinéma chez ce jeune artiste (26 ans) qui se dégage complètement de la production de cette époque.
Certes Eisenstein filme pour le régime communiste, mais il y met la manière, et surtout, il maîtrise son sujet du début jusqu’à la fin.
Tout commence dans une usine de ceinture, où les travailleurs, mécontentes, cela va de soi, fomentent une action contre leur hiérarchie. Mais c’est quand l’un d’entre eux est accusé – à tort, cela va sans dire – que la grève annoncée démarre.
Jusque là, rien de bien original, mer direz-vous. Mais c’est méconnaître le grand Sergueï que de dire ça : ce premier tiers du film voit une montée en puissance de la tension qui va exploser après la mort de l’ouvrier (Mikhail Gomorov) faussement accusé.
A partir de là, Eisenstein met en scène comme peu ont su – et savent encore – le faire la foule : avec l’idéologie communiste, c’est le rejet du héros individualiste que le cinéma russe va pratiquer dans cette première décennie révolutionnaire, d’où la nécessité de se débarrasser des éventuels « héros » (1).
Et cette volonté de faire la foule en tant que véritable personnage principal est magnifiquement rendue tout au long du film.
En effet, les rares prolétaires qui sont mis en avant ne le sont que peu de temps, amenant à nouveau un mouvement massif des autres.
Par contre, il n’en va pas de même des autres : les riches et les puissants. LA plupart d’entre eux sont (trop) gros et ont des positions qui vont à l’encontre du peuple, obéissant à la loi tsariste immémoriale (2).
Même le chef de la police est adipeux, tourmentant un jeune ouvrier pour essayer de le retourner.
Le film est donc découpé en trois parties : les causes de la grève, avec en point d’orgue le suicide de celui qui est faussement accusé ; la grève en tant que telle avec les conséquences de l’inactivité ; la liquidation de cette grève en plusieurs temps.
Bien sûr, c’est la liquidation qui retient notre attention – surtout parce que le film s’achève avec elle – mais aussi parce qu’on y voit déjà ce qui fera la renommée de son film suivant (3).
Et je vais m’attarder un peu sur le deuxième mouvement : la grève en tant que telle.
EN effet, dans le cinéma de propagande soviétique comme nous le connaissons, nous attendons une glorification et une exaltation de cette grève, transformant les grévistes en héros qui surent résister contre l’impérialisme tsariste (pléonasme).
Mais Eisenstein, ici comme dans son film suivant, va s’attarder sur les effets négatifs de cette grève sur ses grévistes : l’oisiveté, la précarité et surtout la misère grandissante due au manque d’argent (4), mâtinée à des tensions familiales inévitables.
Par contre, on n’y voit pas ici de gens critiquant ces mêmes grévistes, à moins qu’ils ne soient de l’autre côté de la barrière.
Et puis il y a l’intervention de la Force. J’aurais plutôt tendance à dire la Violence tant cette réponse à un combat juste et disproportionnée. Déjà, on y voit la police et l’armée réprimer la contestation avec une violence injustifiée, qui s’explique alors par un système monarchique inique dont la seule façon de se protéger est la violence.
Mais à cette répression, Eisenstein ajoute un élément de justification – pour le pouvoir, cela va sans dire – en la présence de provocateurs étrangers à cette grève et qui vont fournir un prétexte au pouvoir pour réprimer – dans le sang – cette grève.
Et pour faire bonne mesure, ce sont des truands qui sont enrôlés pour semer la zizanie et rejeter la faute sur les manifestants. Bien sur, cela amènera l’effet escompté : une répression dans le sang qui conclut le film, avec un montage parallèle terrible (5) : pendant que l’armée massacre les grévistes sans distinction – femmes et enfants ne sont pas épargnés – nous assistons à la mise à mort d’un bœuf dans un abattoir, le sang de l’animal se mêlant avec celui du peuple dans l’esprit du spectateur.
Au final, un film fort, comme beaucoup de ceux d’Eisenstein, mais avec une fougue et un idéalisme qui vont progressivement décliner, à mesure que le grand Sergueï va avancer dans cette Russie qui est devenue l’Union soviétique et que les exactions ne vont pas laisser de marbre.
C’est aussi un film dont la technique renvoie Dziga Vertov à l’école, sa maîtrise de la caméra étant beaucoup plus avancée que celle du propagandiste, sans avoir besoin pour autant de se mettre en avant.
Rappel : le personnage principal, même avec la caméra, c’est le peuple.
- On retrouvera la même chose dans son film suivant : Le Cuirassé Potemkine.
- Le tsar, s’il y est fait référence n’apparaît à aucun moment.
- Le Cuirassé, voir (1).
- Je ne peux m’empêcher de rappeler que lors d’une grève, les participants ne sont pas payés. Et même les enseignants !