Paris, 1845.
Deux hommes se battent et s'entretuent sous les yeux d'une femme qui crie. Une fois les deux hommes morts, apparaît un troisième qui emmène la femme, visiblement sous état de choc.
Cet homme, c'est le docteur Mirakle (Béla Lugosi). Il présente tous les soirs au « Carnaval » (sorte de foire du Trône), sous un chapiteau, un numéro « scientifique » à propos du chaînon manquant entre l'homme et le singe. Accessoirement, il poursuit des recherches sur ce chaînon manquant. Ce qui expliquerait pourquoi on retrouve régulièrement des cadavres de femmes dans la Seine...
Il ne reste plus grand chose de la nouvelle de Poe, si ce n'est le squelette (bien nettoyé) : un primate, son propriétaire, Dupin (Leon Ames), les deux femmes - Camille (Sidney Fox) et sa mère (Betty Ross Clark) - et Paris. Mais si les deux femmes habitent la Rue Morgue, chez Poe, c'est Mirakle qui l'habite dans le film.
Pour le reste, nous assistons à une reconstitution du Paris de 1845 de toute beauté. C'est tellement beau, que ça n'a jamais existé (exemple : L'Intransigeant que lit l'employé de la Morgue n'a commencé à paraître qu'en 1880 ; quant aux tours de Notre-Dame...) ! Les costumes semblent d'époque, les jeunes gens sont amoureux et se font des promesses qu'ils s'empresseront d'oublier - dans une séquence de pique-nique qui n'est pas sans rappeler les toiles des impressionnistes, Renoir et Manet en tête. Mais il y a aussi une référence évidente à l'Escarpolette de Fragonard quand Dupin parle à Camille, sa fiancée : non seulement elle se balance, mais la caméra se balance en même temps qu'elle, nous faisant partager ce moment d'ivresse sensorielle.
Il faut dire que derrière cette caméra se trouve le grand Karl Freund, transfuge du cinéma allemand, et qui va bientôt tourner son premier film, la Momie.
Il n'est pas étonnant, alors que la tonalité prise par ce film rappelle le cinéma allemand de la même période, et surtout Murnau et Wiene.
- Murnau, parce qu'il y a une utilisation de l'ombre et de la lumière qui rappelle ce grand maître. Ce sont des ombres le long des murs, celle d'une main au-dessus de Camille assoupie, des passages du noir à la lumière... On se croirait vraiment dans un film allemand !
- Wiene, parce que le docteur Mirakle et sa créature (un Gorille) ressemblent - sinon physiquement - au docteur Caligari et son autre créature (Cesare).
Le film, d'ailleurs, de par ses décors et son thème s'inspire beaucoup de celui de Wiene.
En effet, les décors du Paris reconstitué sont réaliste mais tout de même penchés comme l'étaient ceux du film de Wiene. Il y a des angles de portes, de fenêtres ou de rue qui se détachent du réalisme ambiant du film.
Et puis la créature de Mirakle, elle non plus, ne peut pas tuer la jeune (et jolie) jeune femme, étant, lui aussi, tombé amoureux de sa captive. Elle l'emporte sur les toits de Paris, rappelant Cesare portant Jane, pendant que la foule se presse en bas pour suivre cette fuite à l'issue obligatoirement fatale. Cet homme-singe emportant sa proie annonce sans aucun doute King Kong, l'année suivante. Mais, malheureusement, le rendu n'est pas aussi bon que celui de King Kong : alors que Schoedsack avait privilégié des plans réduits de Fay Wray dans la main du singe, ici, l'utilisation d'un mannequin est parfois trop évidente et gâche un (petit) peu le plaisir.
Et puis il y a la chanson. Il s'agit d'une adaptation de Mon Père m'a donné un mari, chanson qu'on attribue à Loyset Compère (1445 ?-1518, tiens, ça se termine par 45 !), qui donne ici "her father wanted her to wed a funny funny little man". Mais au-delà du mari que veut lui donner Mirakle, je ne peux m'empêcher de penser à une autre chanson(irrévérencieuse) de ce même Loyset Compère qui tinte comme un écho étrange au vu de ce film : « nous sommes de l'ordre de saint Babouyn ». Etonnant, non ?
Je ne terminerai pas sans une référence à cette période pré-code, qui est aussi passe-partout que de dire que tous les films allemands entre 1919 et 1933 sont expressionnistes : le docteur Mirakle vient de tuer une femme qu'il avait préalablement crucifiée. Devant cette mort inattendue (ce n'est pas un criminel habituel), il s'agenouille, comme en prière... Une véritable Crucifixion à l'envers !
Pas étonnant que Hays et sa clique de bigots aient pondu leur Code...