Le Bien contre le Mal, l’amour contre la haine, l’ombre contre la lumière, Harry Powell (Robert Mitchum) contre Rachel Cooper (Lillian Gish).
Tel est en fin de compte l’histoire de ce film – le seul de Charles Laughton, quel dommage ! – où deux orphelins essaient d’échapper à un faux prédicateur qui en veut à leur argent.
Mais là encore, quel film !
C’est une magnifique symphonie de noir et blanc où la lumière et l’obscurité ne cessent de se partager l’écran. Et où, dans la nuit noire, point une lumière et, dans la lumière, se tapit l’âme noire de Powell.
Dès la séquence d’ouverture, nous sommes prévenus : celui que nous allons voir est méchant. C’est un faux prophète. Et c’est Rachel Cooper qui nous prévient : elle sait de quoi elle parle, comme on s’en rendra compte plus tard.
Ce faux prophète n’est rien d’autre qu’un psychopathe tueur de veuves fortunées. Mais quel personnage. Sous des allures de pasteur, il possède un pouvoir de séduction très fort contre lequel il est difficile de résister. D’ailleurs, toutes les femmes succombent à son charme. Sauf miss Cooper. Mais depuis le départ de son fils, est-elle encore une femme ?
Charles Laughton nous propose un film merveilleux où la beauté des plans s’allie à leur austérité. Pas de décor grandiose. Tout est épuré. On n’a gardé que l’essentiel : l’horizon où point la lumière traversé par un homme qui chante à cheval. Même en ville, où les scènes de foules sont inévitables, Laughton réussit à suivre ses personnages dans un véritable désert urbain, accentué par l’austérité des murs. Dans cette séquence où les enfants et miss Cooper fuient la foule vindicative (contre Powell), c’est aussi leur façon d’échapper à l’obscurité (l’obscurantisme ?) et de se rendre – physiquement – vers la lumière. Lumière divine, bien entendu car la religion est très présente tout au long du film. Chaque citation ou référence biblique peut être retrouvée à un moment du film :
- John (Billy Chapin qui nous a quittés en décembre dernier) et Pearl (Sally Jane Bruce) s’enfuient pour échapper à Powell : la Sainte Famille qui se réfugie en Egypte pour échapper à Hérode et au massacre des Innocents ;
- John et Pearl qui échouent chez Miss Cooper : Moïse sauvé des eaux par la fille de Pharaon.
Mais si Rachel Cooper – tout comme Harry Powell – a sans cesse sa bible sous la main, elle a aussi un fusil ! Et elle n’hésite pas à s’en servir quand l’occasion se présente.
Autre épisode biblique qui n’est pas mentionné mais qui se trouve dans le film, c’est la barque de John et Pearl qui échoue chez Miss Cooper. Cette errance, à travers la nature plus ou moins hostile rappelle par bien des points celle du peuple hébreu avant d’atteindre la Terre Promise.
En effet, et c’est une magnifique toile d’araignée au premier plan qui nous rappelle que John et Pearl ont pu s’arracher à l’étreinte de Powell (comme les Hébreux à celle de Pharaon) pour arriver dans un havre de paix où ils pourront vivre (peut-être) heureux (la Terre Promise).
Mais cette errance est aussi l’un des plus beaux moments du film, où les prises de vues de Stanley Cortez sont extraordinaires. Ce sont des noirs et blancs de toute beauté qui rendent la couleur superflue et insistent encore une fois sur cette haute bataille entre le Bien et le Mal.
Il y a dans ce film un apparentement certain avec le cinéma allemand des années 1920, qu’on a un peu trop qualifié d’expressionniste. La scène dans la chambre – où Powell s’apprête à tuer Willa (Shelley Winters), la mère des enfants – semble tout droit sortie du Cabinet du Docteur Caligari tant les ombres rappellent le décor torturé du fil de Wiene : ce ne sont qu’angles aigus menaçants, à juste titre d’ailleurs.
D’une manière générale, l’utilisation de l’opposition ombre et lumière rappelle cet âge d’or du cinéma allemand. Laughton, après une carrière déjà bien remplie, connaît ses classiques et s’y réfère pour notre émerveillement.
Mais le public ne voulait pas ça. Le film fut un échec et Laughton ne put jamais en réaliser un autre. Alors que les Etats-Unis se remettent difficilement de la guerre de Corée, pas question de voir un film qui rappelle la misère des années 1930, où nombre d’enfants errants ont vécu le même sort que John et Pearl. Quant à ce pasteur…
Quel gâchis tout de même. Il y a un sens de l’image et de l’action phénoménal chez Laughton : il raconte sans être bavard, sans avoir besoin d’expliquer voire de justifier. Tout est magnifiquement réglé. C’est un véritable chatoiement de noir et blanc.
Et puis il y a les deux stars : Lillian Gish et Robert Mitchum. Ils sont formidables tous les deux. Lillian Gish (déjà 62 ans quand sort le film) tout en force (morale et physique) et Mitchum en parangon d’hypocrisie, chacun au meilleur dans son rôle. Il y a beaucoup de similitudes entre les deux personnages qu’ils interprètent. Ce sont des personnages solitaires, revenus de tout. Tous deux se réfèrent constamment à la Bible, même si ce n’est pas dans le même but. Et tout comme on pouvait se poser la question de savoir si Rachel Cooper est une femme (voir plus haut), on peut aussi se poser celle-ci : Harry Powell est-il un homme ? En effet, jamais il ne touche une femme. Il a son couteau comme outil de substitution. Mais jamais on ne le voit prendre Willa dans ses bras, et la nuit de noces est très explicite.
Ces deux personnages, tout compte faits assez similaires sont d’une certaine façon la personnification du combat manichéen évoqué plus tôt. Il n’est donc pas étonnant qu’ils se rejoignent dans le chant de Powell (Leaning).
Et ce chant n’est interrompu - tout un symbole - que par Ruby (Gloria Castillo), aveuglée par son amour illusoire pour Powell, qui apporte la lumière (Lucifer ?) et par là même aveugle Rachel : Powell a disparu !
Mais Rachel Cooper – le Bien – triomphe. Il fallait s’y attendre, elle nous avait prévenu dès le début.
C’est alors sans surprise qu’elle conclut le film. Le Bien triomphe, les enfants sont sauvés.
La boucle est bouclée.